mercredi 9 mars 2011

Billet d'humeur : Venice Beach


Je marche le long de l’océan Pacifique, à Venice Beach, Californie.
Comme souvent, pour ne pas dire toujours, le soleil est au rendez-vous. Les échoppes qui bordent la promenade ne sont pas encore ouvertes. Mais le lieu est déjà plein de vie.
Je viens de commencer ma marche quotidienne. Je pars de Venice Beach et me dirige vers Santa Monica. A ma droite, les magasins fermés. A ma gauche une bande de gazon et palmiers me sépare de la piste cyclable et de la vaste plage blanche.
Comme tous les matins, je vois le même afro-américain, assis sur le même banc et qui regarde les gens passer. A sa tenue vestimentaire et à son hygiène qui laisse à désirer, je l’ai rangé dans la catégorie des clodos qui habitent ce lieu mythique et touristique. Disons qu’il n’est pas extrêmement sale, ni vraiment propre et que sa tenue est toujours identique. Il n’a pourtant pas le regard triste. Nous sommes sa télé en 3 D en quelque sorte, et cela semble lui suffire. Il ne fait pas la manche, ne semble pas affamé, ni aviné, ni drogué. Non, il est juste là à observer le monde.
Un peu plus loin sur ma gauche, plus proche de l’océan après avoir dépassé « Muscle beach », il y a un attroupement. Chaque fois que je passe à cette heure-ci, il y a cette même masse humaine. La première fois, je me suis demandé quel drame avait pu se jouer juste là. Une bagarre à coups de couteaux ? Une mort par overdose ? Non, il doit s’agir en fait d’une distribution de nourriture pour les clochards qui « habitent » ici.
Au fur et à mesure de ma progression je retrouve les mêmes personnages colorés qui peuplent le lieu. J’ai toujours le sentiment de traverser un endroit qui s’est figé dans le temps; à la fin des années soixante ou au début des années soixante-dix. Les hippies sont légion. Ils sont là, par petits groupes, pieds-nus, les cheveux avec des pseudo dread-locks. Les filles ont des jupes longues à fleurs. Installés sur des bancs ou des couvertures, ça sent la marijane à plein nez. Leurs chiens portent un bandana. Pourtant ils n’ont pas l’âge d’avoir connu Woodstock. C’est amusant.
Il y a aussi le vieux rocker qui joue de la gratte, habillé tout en noir. Il a une queue de cheval qui a blanchi avec les années. Tout comme sa grosse moustache du reste. Il n’a jamais dû assouvir son rêve de devenir un grand guitariste de groupe de rock et se retrouve là, sans grand espoir de changement mais heureux de s’adonner à sa passion.
Immuablement, assis sur sa chaise de plage, un vieux noir avec son haut chapeau de velours multicolore, ses vêtement imprimés. Il tient à la main son morceau de carton invitant les badauds à sourire et les harangue.
Le long de la pelouse, toujours sur la promenade, les vendeurs installent leurs tables et leur marchandise. Au sol sont marqués les emplacement qu’ils louent à la ville. Il y a le stand de têtes de morts en poterie, peintes de couleurs vives. Elles viennent du Mexique où on célèbre les morts dans la joie une fois par an, le 31 octobre. Il y a également les stands de tatouage au henné avec mille modèles exposés; celui pour faire graver son prénom sur un grain de riz. Ceux-là ne sont guère originaux.
Un peu plus loin, en face d’une terrasse de restaurant, est déjà installé le pianiste de service. Il n’est pas seul à jouer et les morceaux sont variés. Du classique, du rock; tout y passe. Parfois il chante aussi. De temps à autre, une guitare sèche vient lui faire écho.
Ah, la bagarre d’un vieux couple de clochards avinés. J’ai du mal à les comprendre mais la scène de ménage n’en est pas à son début. Ils sont déjà plein comme des barriques alors qu’il n’est que 9h00 du matin. Ils ne doivent pas dessaouler souvent ces deux là ! Lui titube au milieu de l’allée en insultant vaillamment sa compagne et en faisant de grands gestes. Il ressemble à un pantin désarticulé. Au milieu de son charabia, je comprends qu’il veut qu’elle lui foute la paix. Un grand classique du genre. Sa salopette dont on devine qu’elle a été bleue, n’est attachée que d’un côté. Pas de T-shirt en-dessous. Quant à elle, elle a le visage bouffi par sa vinasse. Ses vêtements sont si sales et si informes qu’ils sont impossible à décrire. L’un comme l’autre n’ont pas une hygiène douteuse mais plus d’hygiène du tout. Je me demande s’ils étaient déjà en couple avant de finir dans la rue ou si c’est la misère qui les a réunis. Ma question restera sans réponse, il n’est pas question d’aller faire une interview !
En face d’un hôtel de briques rouges, s’installe la cartomancienne. « Depuis 1975 » affiche-t-elle fièrement. Elle doit mesurer 1m60. Elle est blonde aux yeux bleus et à l’air très doux. Seules ses multiples bagues rentrent dans l’imagerie. En deux ans, je ne l’ai vu en compagnie d’un client qu’une seule fois. Si elle persiste, c’est qu’elle doit avoir du monde plus tard dans la journée.
A quelques mètres de là un Indien habillé d’une sorte de toge blanche, dispose ses bâtons d’encens. Il me fait chaque fois penser à Jésus, dans son espèce de toge; avec ses cheveux longs et bruns, sa barbe et ses spartiates. On s’y croirait. Est-il marié ? A-t-il des enfants ? Je le verrais bien avec un bâton de pèlerin, allant porter la bonne Parole.
Je suis presque à la limite nord de Venice. Je retrouve, adossé au même mur, un vieux clochard aux cheveux blancs avec son petit chien, au pelage assorti à la chevelure. Le chien joue avec sa balle tandis que son maître est en grande conversation avec quelqu’un du voisinage. Il est souriant, comme d’habitude, et pose un regard plein de bienveillance sur le monde qui l’entoure.
Un peu plus loin, face à lui, entre la promenade et la plage, un parking public extérieur. Celui-ci est rempli de vieux mobile homes peinturlurés. Un campement de hippies SDF. Malgré l’apparence des véhicules, mais connaissant un peu la Californie, je suppose qu’ils sont en état de rouler.
Cela me rappelle une scène improbable à laquelle j’assistais il y a quelques jours. Ayant fini ma marche quotidienne, je venais de quitter ma place de stationnement et commençais à remonter Venice Blvd vers l’Est. Sirènes de police. Je m’arrête (gare à celui qui roule au son d’une quelconque sirène). Et là, je vois arriver une voiture de police à la vitesse d’un escargot suivi d’un de ces mobile homes entièrement couvert de dessins et surchargé d’objets en tout genre. Sur son toit, des tapis, fauteuils, une baignoire en plastique rose; que sais-je encore. Le tout maintenu par de la ficelle. Je ne sais s’il s’agit d’une décoration, d’un accès aigu de la collectionnite, ou d’un mode de rangement pour objets utilitaires.  Une deuxième voiture de police fermait le cortège. La famille poulaga escortait-elle le véhicule vers le commissariat le plus proche ou jouait-elle juste le rôle d’escorte pour éviter tout accident étant donné la vitesse de croisière de la maison roulante ? Je ne le saurai jamais n’ayant pas fait de filature.
Devant le parking aux véhicules originaux, un artiste spécialisé en croûtes, dispose ses œuvres. Je ne suis pas certaine qu’il trouve beaucoup d’acquéreurs. Mais les goûts et les couleurs ne se discutant pas, il n’est pas à l’abri d’un coup de chance.
Je viens de franchir la frontière et suis maintenant sur la commune de Santa Monica. Exit les magasins, les étales, les clodos et les artistes. Bienvenue dans une ville aux origines balnéaires, qui est propre et entretenue. Maintenant la promenade et la piste cyclable se jouxtent, avec la plage d’un côté et la pelouse ou des parkings immaculés de l’autre. C’est un balai incessant de pelleteuses ou de travailleurs gratuits (l’équivalent d’un service civil venant punir une infraction) qui retire le sable de la promenade ou aplani la plage.
Mon œil n’étant plus attiré par une faune colorée, je me contente d’observer les joggers et autres promeneurs. Le panel est intéressant. Il y a le groupe de trois gentilles mamies qui marchent pour s’entretenir. Mais attention, c’est de la mamie californienne, pomponnée, en tenue de sport, casquette rivée sur la tête et chaussures de course à l’autre extrémité. Je me fais alors doubler par une mère en rollers qui pousse une poussette de course à trois roues avec frein intégré. Elle a bien sûr les écouteurs de rigueur dans les oreilles. Je ne recommande pas à sa progéniture d’avoir un creux maintenant et de tenter de rappeler qu’elle existe.
Beurk ! Regardez-moi ce pauvre bougre aux bourrelets bien fournis qui a eu le bon goût de retirer son T-shirt et qui transpire à grosses gouttes. Et comble de bonheur, il a mis un short un peu court et large qui remonte à l’entrecuisse. Un grand moment de bonheur ! Et quand il aura fini de souffrir avec l’espoir de maigrir, il se ruera sur une boisson sucrée survitaminée qui annulera tous ses efforts. Sans compter le déjeuner sur le pouce qu’il avalera dans sa voiture après être passé au drive-in du premier fast-food venu. Malheureusement, ceux-là sont nombreux et se demandent encore par quelle injustice leurs bouées ne les quittent pas.
Viens maintenant le beau mec musclé qui court à vitesse régulière sans sembler souffrir le moins du monde. A chacun son style.
Je croise aussi la petite asiatique d’une cinquantaine d’années. Dans son joli jogging noir avec sa visière blanche rivée sur les yeux. Elle me fait rire car même lorsqu’elle court, elle a un air légèrement pincé. C’est sans doute dû à sa bouche trop fine et à la rapidité de ses pas de fourmi.
Sur la piste cyclable, passe l’allumée de service qui chante à tue-tête et danse sur ses rollers. Un coup en avant, un coup en arrière, mais jamais de chute. Dommage. Je suis mauvaise, mais ce serait drôle.
Au bout de mon périple, le coin des agrès en plein air. Là, je retrouve la foule habituelle des sportifs sérieux, aux abdos en béton. Certains sont là avec leur coach (un métier qui rapporte dans cette ville) et d’autres se donnent des conseils. Pas d’originaux, juste des gens rigoureux et sérieux. Bref, pas d’intérêt particulier.
Je fais maintenant demi-tour. Le soleil est face à moi et j’apprécie comme tous les matins sa caresse sur mon visage. J’écoute en ballado-diffusion mes émissions préférées qui me font rire ou sourire. Je dois avoir l’air d’une gentille folle. Je le sais mais je m’en moque.
Sur la promenade de Venice, les magasins de souvenirs, de pipes à eau, de lunettes de soleil et de maillots de bains ont ouvert. Sans oublier les « doctors ». Car si la consommation d’herbe est officiellement interdite, il y a un moyen tout à fait légal de s’en procurer. Vous allez donc voir un de ces docteurs, vous plaignant d’une douleur quelconque. Vous repartez avec une prescription valable un an. Après avoir vu le docteur, vous choisissez votre drogue dans le magasin et le tour est joué. Vous devez être toujours muni de votre prescription « médicale » si vous fumez ou avez de l’herbe sur vous. Voilà ce que m’expliquait un jour un touriste américain esseulé et en mal d’échange qui n’avait pas hésité à interrompre ma passionnante lecture du moment. Bien lui en a pris, sans quoi je n’aurais toujours pas compris ce qu’étaient ces enseignes avec fleur de cannabis ni à quoi correspondaient ces cartes de visite qu’on me donnait régulièrement.
Les touristes commencent à prendre possession des lieux. Les chanteurs de rap sont là, avec leurs écouteurs qu’ils veulent à tout prix vous mettre sur la tête pour vous convaincre d’acheter leur CD. L’ambiance n’est plus exactement la même. Quand j’arrive le matin, j’ai un peu le sentiment d’être invitée chez quelqu’un. C’est comme si je pénétrais un appartement gênant où tout le monde se connaît. L’ambiance est conviviale. Et je sais que je ne fais partie de ce monde, alors je passe, discrètement, sans faire de bruit. Et si j’ai repéré certains des « habitants », il y a longtemps qu’ils m’ont repérée aussi. Mais lorsque je reviens, la foule des badauds a changé les choses. Ils ne se sentent pas invités chez quelqu’un mais regardent tous ces marginaux comme si c’était des bêtes curieuses. Ils trouvent le lieu et les gens « pittoresques » et en ont un peu peur. 
Quant à moi, je m’en suis mis plein les yeux. J’ai encore une fois aimé ce spectacle bigarré, la vue du Pacifique et de cette immense plage parsemée des baraques bleues des maîtres nageurs. Demain, je sais que je reviendrai, que tous les habitants de ce squat géant m’accepteront et me laisseront traverser leur grand salon sur la pointe des pieds avec mon sourire idiot aux lèvres.

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